Pourquoi la France refuse d’interdire le démarchage téléphonique
Les consommateurs qui ne veulent pas être prospectés par téléphone doivent s’inscrire sur une liste d’opposition, Bloctel. Parlement et gouvernement refusent d’inverser le système au nom de la préservation de l’emploi. La loi du 25 juillet 2020 ne prévoit en aucun cas de passer au système de l’« opt-in » : que les consommateurs souhaitant être démarchés s’inscrivent sur une liste.
Qui a envie d’être dérangé à toute heure de la journée par un opérateur téléphonique essayant de lui vendre des cuisines équipées ou des assurances ? Personne, ou presque : les enquêtes des associations de consommateurs évoquent au contraire un « ras-le-bol du démarchage ».
Pourtant, un projet de décret récemment présenté aux organisations membres du Conseil national de la consommation (CNC) ne pourrait laisser aux abonnés que peu de temps pour souffler. Du lundi au samedi, il prévoit d’autoriser la prospection commerciale de 9 heures à 12 h 30, puis de 13 h 30 à 19 heures. Le samedi, ce serait de 10 heures à 12 heures et de 14 heures à 18 heures. Les associations de consommateurs membres du CNC ont protesté, mercredi 5 mai, contre ce texte, estimant qu’il « aboutit à légitimer le harcèlement dont sont victimes les consommateurs ». Elles demandent au gouvernement de le revoir. Ce projet de décret est prévu par la loi du 24 juillet 2020 visant à encadrer le démarchage téléphonique et à lutter contre les appels frauduleux, elle-même issue d’une proposition introduite par le député Christophe Naegelen (Union des démocrates et indépendants, UDI, Vosges) le 3 octobre 2018.
Les lacunes de Bloctel
Dans le rapport qui l’accompagne, M. Naegelen explique que le démarchage est aujourd’hui « insuffisamment encadré ». Cet encadrement repose, depuis la loi Hamon relative à la consommation du 17 mars 2014, sur la possibilité qu’a chacun de s’inscrire sur une liste d’opposition, Bloctel. En principe, il ne doit plus être dérangé. Dans les faits, il en va autrement. Depuis la mise en place de Bloctel, le 1er juin 2016, « 8,8 millions de numéros ont été recensés », indique, certes, le député, et « en 2018, chaque numéro a été retiré plus de huit fois par semaine des listes de prospection téléphonique ». Néanmoins, cette même année, « 287 500 signalements de consommateurs inscrits », et pourtant démarchés, « ont été recensés ». Cela est dû au fait que nombre d’entreprises devant souscrire à Bloctel ne le font pas, et que la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) organise trop peu de contrôles. Pour le député, les sanctions prévues sont également trop faibles. La loi adoptée le 25 juillet 2020 prévoit une aggravation des sanctions financières. Elle interdit le démarchage dans le secteur de la rénovation énergétique. Mais elle ne prévoit en aucun cas de passer au système que toutes les associations de consommateurs réclament, celui de l’« opt-in » : que les consommateurs souhaitant être démarchés s’inscrivent sur une liste. « Un tel système nuirait à l’activité économique et ferait courir le risque d’une fuite des centres d’appels à l’étranger », explique le député UDI.
En effet, « on évalue à 56 000 équivalents temps plein le nombre d’emplois directs de personnes travaillant dans des centres d’appels en France ». Et si l’on inclut les emplois indirects et induits, « le chiffre atteint 280 000 personnes ».
Des « OS du combiné »
lI y a longtemps que la question de l’opt-in divise les élus en deux camps – défenseurs de l’emploi contre défenseurs du consommateur : c’est ainsi que l’ancien sénateur du Cantal Jacques Mézard (Rassemblement démocratique et social européen) avait, en 2011, puis en 2014, réussi à rallier ses collègues du Palais du Luxembourg à l’opt-in. Il avait été défait en commission mixte paritaire, le rapporteur de l’Assemblée nationale, Razzy Hammadi (PS, Seine-Saint-Denis) ayant alors rappelé que 200 000 emplois [étaient] en jeu .
Pendant la discussion de la proposition de loi Naegelen, le député La France insoumise de la Somme, François Ruffin, s’est dit favorable à l’opt-in, au nom de la défense de la dignité de l’emploi. Le démarchage, « c’est un métier nuisible, où les salariés sont là pour essuyer des injures toute la journée ! », a-t-il protesté. « Quand je suis allé rencontrer les salariés de ces centres d’appels qui se sont installés à Amiens, j’ai découvert des OS du combiné. »
M. Ruffin a ainsi lu plusieurs témoignages : « T’as cinquante secondes, point. Si tu dépasses la minute, t’es mal. A peine tu raccroches, hop, deux secondes plus tard, nouvel appel : tu décroches, tu saisis le nom, le prénom et la ville sur ton clavier, tu files l’info, tu raccroches. Nouvel appel : tu décroches et ainsi de suite ; » Il a demandé que « les appels sortants » (ceux des commerciaux) deviennent des « appels entrants », c’est-à-dire ceux de services clients facilement accessibles, et non « délocalisés sur des plates-formes à l’étranger ». Pendant la discussion de la proposition de loi, certains élus, comme Pierre Cordier (Les Républicains, Ardennes), ont abordé, par voie d’amendement, la question des plages horaires autorisant les commerciaux à prospecter. « Les plages horaires que je mentionne – 9 heures à 12 heures et 14 heures à 19 heures – répondent à une vraie demande de nos concitoyens qui se plaignent d’être dérangés à midi, le soir tard ou le matin de bonne heure », a ainsi indiqué M. Cordier, dont l’amendement a été rejeté, cette question étant de nature réglementaire et non législative. On voit que le décret proposé aujourd’hui n’en est pas très éloigné…
Par Rafaële Rivais